La dépendance fait partie de ma vie depuis ma naissance. Je suis entièrement autonome mais totalement dépendante. Les deux ne sont pas antinomiques. Il faut bien faire la distinction entre autonomie et indépendance. On peut faire les choses pour soi-même, sans agir nécessairement seul.e.
Cette dépendance est inévitable avec ma maladie qui a rendu impossible 99 % de mes mouvements. Sans l’intervention de l’autre, je meurs. J’ai donc dû composer avec depuis mon premier souffle. Au début, rien de plus normal. Le nourrisson, puis l’enfant, sont toujours dépendants de leurs parents, gestes comme décisions. Ensuite, je l’ai été par obligation à l’adolescence, où je n’aurais déjà plus dû dépendre de mes parents. Ceux-ci ont dû envahir mon intimité, ma nudité, ma vie à un âge où ils auraient dû quitter cet espace.
Cette dépendance a créé énormément de biais de relations. Des jeux de pouvoir se sont installés. Je me taisais souvent sur la manière parfois inappropriée dont on s’occupait de moi, dont on me traitait, pour ne pas fâcher les aidant.es afin de ne pas subir en retour les mauvaises humeurs et maltraitances qui pouvaient en découler. Cela est d’autant plus flagrant quand ce sont des proches qui s’occupent de vous, qu’il s’agisse de parents, de partenaires, d’ami.es ou d’autres membres de la famille.
J’en ai beaucoup souffert. J’avais cette impression que faire appel à des personnes professionnelles, des auxiliaires de vie rémunéré.es et qui n’avaient pas de lien d’attache particulier avec moi faciliterait cette dépendance.
Dépendre des autres a toujours été un poids énorme pour moi, et avec l’âge je sens que la charge s’alourdit et la dépendance de toute façon vient toujours gâcher beaucoup de choses dans la vie. Je sens que d’un côté comme d’un autre, elle va faire du mal à mon couple, si elle ne l’achève pas avant que la maladie s’en charge.
Quand je vivais seule, le plus dur était de m’adapter à un si grand nombre d’intervenant.es extérieur.es qui pénétraient mon intimité. Je n’étais pas en couple sur le plan affectif ni sexuel mais finalement je l’étais avec au moins 6 personnes avec lesquelles il fallait que je sois plus ou moins avenante pour ne pas les faire fuir, alors que je ne souhaitais pas qu’elles soient là. C’est d’ailleurs souvent difficile à faire comprendre car oui évidemment c’est moi qui fais appel à ces professionnel.les, qui recrute, qui essaye de les choisir parmi le peu de candidature et de profil compétent. Cependant, c’est un choix contraint pour ma propre survie. C’est d’ailleurs toute la difficulté du métier, et qui en fait peut-être partir certain.es, de se rendre compte qu’iels doivent être là pour l’autre alors que l’on ne le veut pas vraiment.
Mon intimité a toujours été volée par toutes les personnes qui se sont introduites dans ma vie plus ou moins par la force des choses. Mais avant, on me volait juste mon intimité avec moi-même. Aujourd’hui, je souffre de devoir partager l’intimité de mon couple avec mon auxiliaire de vie.
Il y a tellement de moments volés à mon couple. On ne peut pas parler de tout quand la personne est avec nous même si elle n’est pas dans la même pièce. Ses yeux ne pourront pas éviter la tenue plus ou moins légère de mon mari qui se balade chez lui. Les démonstrations de sentiments, qu’il s’agisse d’amour ou de colère, ne sont plus les mêmes. Je sais que personnellement, quand mon auxiliaire de vie est présente, je ne suis plus vraiment la même, je mets une sorte de masque qui me protège aussi mais qui change mes relations avec mon entourage.
Il y a peu de temps, mon mari avait une question et j’étais en train de travailler. Il a naturellement demandé un conseil vestimentaire à mon auxiliaire de vie. Ça peut paraître dérisoire, mais je l’ai très mal vécu car ce n’est pas quelque chose que je veux partager. C’est à moi, c’est à nous.
Avec tout cela et toutes les expériences de relations terminées avec mes auxiliaires alors que je m’étais trop investie amicalement et pour lesquelles je redevenais à la fin d’un contrat une simple transaction financière, je me suis blindée et je suis de moins en moins l’amie de mes auxiliaires. Je mets davantage de distance, je ne parle pas de tout. Je réduis les conversations quand je sens qu’elles partent trop dans l’intimité. Et j’aurais envie évidemment que mon mari fasse de même tout en sachant que c’est difficile pour lui comme il n’est pas dépendant et comme il n’a pas connu ce passé de dépendance.
J’ai parfois l’impression de vivre environ 45 heures par semaine dans un couple à trois et je n’en ai pas du tout envie. Alors évidemment que la sexualité ne rentre pas en jeu mais beaucoup d’aspects sont similaires.
Pour essayer de faire comprendre un ressenti difficile à assimiler pour une personne n’ayant jamais connu la dépendance, je demande souvent d’imaginer devoir vivre avec quelqu’un dont vous n’avez pas envie de partager le quotidien.
Même si je sais que je gagne une certaine liberté à faire appel à des auxiliaires de vie, je perds aussi beaucoup de moi-même.
La dépendance est un fardeau de chaque instant dont seule la mort pourra me libérer. J’en viens régulièrement à la souhaiter quand ça devient difficile. Alors je fais avec tant bien que mal mais n’allez pas croire que même si un.e intervenant.e extérieur.e travaille plutôt bien, ça signifie que tout est simple, loin de là.
Je continuerai à me battre pour être la plus autonome possible et cela passe évidemment par l’intervention de ces aidant.es professionnel.les qui envahiront toujours ma vie, en l’allégeant parfois, en l’alourdissant souvent.